Gérer l'instabilité de la poudre de pastel
 
Question :

Très attiré par le pastel, j’hésite néanmoins à franchir le pas car l’instabilité de la poudre me déconcerte

Réponse :

Peindre est une pratique d’ordre physique, empirique, et plus on se pose de questions avant de l’appréhender, plus on diffère le moment de l’affrontement avec le matériau, ce corps à corps indispensable à la création de l’œuvre.

Mais le physique et le mental s’influencent réciproquement et vous êtes possiblement pour l’instant dans la période d’expectative où un artiste ressent instinctivement l’impulsion du matériau qui lui conviendrait mais n’ose pas l’éprouver car il estime qu’il n’est pas prêt ; un peu comme pour différer le moment de la rencontre avec quelque chose de l’ordre du sacré ! 

En attendant, tout matériau fondera l’apprentissage d’une quête de vérité et il peut arriver qu’un jour le pastel s’impose à vous.

L’instabilité de la poudre, celle de l’eau, ouvrent la voie à l’aventure de l’exploration artistique…une terre à découvrir, une mer à prendre !

Impression de ne pas maîtriser les effets.

Tantôt l’artiste domine la matière tantôt elle le domine, et l’œuvre naît de cette joute perpétuelle. Il est vrai qu’avec le pastel, l’artiste a plus l’impression d’accueillir et de s’adapter que de dominer le matériau ! 

Mais n’est-ce pas cet état de mise à disposition qui va lui permettre de se former à la matière, d’en pénétrer les secrets jusqu’à parfois l’inspirer ? A trop vouloir dominer on risquerait de ne plus se renouveler !

Le pastel tendre est composé de pigments presque à l’état pur car très peu modifiés par la nature du liant ou autre adjuvant, ce qui est une rareté en art pictural !  

Cette spécificité fait l’étrangeté de la poudre du pastel : une touche lourde de matière n’est cependant accrochée aux pores du support que par un fil. La poudre est légère, volatile, mais en couche fine elle adhère assez bien au support et sa trace, une fois fondue, a la ténacité opiniâtre du pigment.

L’instabilité de la poudre de pastel donne l’impression à l’artiste de manquer de prise sur le réel, de glisser dans les nues. D’autant que la capricieuse poudre a le pouvoir atmosphérique de faire passer d’effets de lumière subitement et irrémédiablement enterrés, à des effets de lumières magiques jaillissant du pur hasard d’une gestuelle.

On apprend alors à composer avec le matériau, et de façon inédite, vu la grande diversité des textures que les riches pigments du pastel induisent. Ainsi, l’instabilité de la poudre va-t-elle mobiliser l’artiste pour l’aventure.

Le pastel, matériau primaire, porte en gestation des ressources très diversifiées :

Le bâtonnet offre l’intensité directe de sa couleur pure. En fonction de la pression sur le bâtonnet, la couleur peut soit avoir la légèreté d’un souffle jusqu’à laisser percevoir la trame du support, soit être plus ou moins couvrante et opaque. 

Deux couleurs superposées n’apportent pas toujours les nuances exactement souhaitées, mais en revanche souvent la surprise de tonalités inespérées en luminosité. Les couleurs étalées peuvent être fondues par estompage. 

Le bâtonnet peut être utilisé sur le chant pour tout graphisme. En superposition, les traits ouvrent la voie à des effets optiques de matière et de profondeur.

Et le pastel n’a pas encore dévoilé qu’il se prêtait avantageusement aux techniques mixtes. 

Sous forme de rehauts, le trait de pastel nourrit généreusement une œuvre de sa riche texture. En contact avec des médiums à bon pouvoir d’accroche au support, le pastel se stabilise en incandescent parasite. 

En outre, le pastel est un médium dont la facture est aussi expressive en dessin qu’en peinture. Quelques traits sur une feuille et jaillissent opulence de substance, intensité de coloris, vibrations de lumière.  

Puissant est le trait de pastel d’un dessin spartiate ! Quand la poudre recouvre complètement le support, à la manière de la peinture, un excès de riche matière risque à la limite de s’annihiler.

Voici quelques exemples d’innovations à partir d’oeuvres de peintres à sensibilité intimiste : Chardin, Degas, Redon, Rouault.

Jean Siméon Chardin

Autoportrait au crayon, 1775 – 1779. Pastel sur papier bleu.
Musée du Louvre, Département des Arts graphiques (Image en provenance de www.insecula.com)

« On se sert des couleurs mais on peint avec le sentiment !» ChardinVenu tard au pastel, Chardin a l’autorité pour le prendre d’assaut en toute hardiesse, à l’encontre de la séduisante texture raffinée des pastels académiques du XVIII° siècle, souhaitant démontrer l’égalité hiérarchique pastel – peinture à l’huile. (Rosalba Carriera, Quentin de la Tour, Perroneau, Liotard …)

Le « sentiment » de Chardin devait être puissant étant donné la force de ses touches de pastel individualisées, laissées à l’état brut, épaisses, carrées, et juxtaposées à des surfaces non estompées, donc propres à la palpitation du grain pigmenté.

Les innovations techniques de Chardin sont aussi probablement liées pour une part à sa vue devenue très déficiente, qu’il compensait, de la sorte, par des effets audacieux de couleur-matière. Pour des raisons analogues, Degas aussi se débridera dans le pastel.

Cet autoportrait recueilli, tout en pénombre, est l’une de ses dernières oeuvres. Le regard, déjà détaché du monde, frappe pourtant celui du spectateur de façon déterminée en signe bienveillant de transmission. Des éclats écrasés de rouge vermillon sur les mains et sur des parties du visage, contrastés de lueurs bleues et vertes, préfigurent le fauvisme et les coloristes de la peinture moderne de Jawlenski à de Staël.

Et en exergue du portrait, né de la main de l’artiste, le rouge ardent de ce bâtonnet de pastel, chargé de silence fervent comme une main éclairée à la bougie dans une peinture de Georges de La Tour. 

Pierre Rosenberg (Historien d’art) commente ainsi la symbolique du bâtonnet « Dans son dernier pastel, Chardin utilise une seule tache rouge représentant un crayon de couleur. Une manière de dire : jusqu’à la fin, c’est avec cela que je m’exprimerai. »

Edgar Degas

Femme s’essuyant les cheveux, pastel, vers 1905-1910
71.1 x 62.2 cm, Norton Simon Foundation, Pasadena
( Image extraite du livre « Degas, les nus » de Richard Thomson. Nathan)

La matière des pastels de Degas est constituée de lignes, le dessin étant primordial chez lui. Degas peut multiplier les superpositions de poudre du pastel car il en fixe chaque couche. Des réseaux de vives hachures, enchevêtrées par le biais des superpositions, créent profondeurs, transparences, reflets nacrés, toute une épaisseur luxuriante comme la chair domptée d’éclairs des nus tardifs.

Le nu observé ici semble outrepasser les limites dissonantes des couleurs coutumières du peintre. Degas, en sa vue affaiblie, se laisse aller à l’abandon de tout perfectionnisme sur ce modèle dont il a exécuté auparavant des séries jusqu’à la saturation !  

Noter combien les biffures rageuses au pastel lactescent s’éclairent de lustre sur les trames hachurées de demi-teintes sombres des sous-couches.

Le nu prend alors son autonomie vibratoire et les deux pans de la serviette blanche s’ouvrent comme une coque de mer sur un nu rose cuisse de nymphe, discordant sur le fond saumoné, hachuré rose et jaune, de la tapisserie !

Odilon Redon

Jeanne d’Arc, vers 1900 Pastel, 27.5 x 52 cm.
Musée d’Orsay, Paris (Image extraite du livre “Redon” chez Taschen, 1995)

Les contours incertains de l’œuvre au pastel conviennent à Redon, peintre de l’intériorité. Effets fugitifs, évocateurs, modelé diffus, texture éphémère. « Mes dessins inspirent et ne se définissent pas. Ils ne déterminent rien. Ils nous placent, ainsi que la musique, dans le monde ambigu de l’indéterminé »

Chez Redon le pastel effleure le support. C’est le cas de ce portrait symbolique de Jeanne d’Arc.  

Une couche de pastel à main levée suffit à faire vibrer la couleur. La poudre rouge Cadmium posée sur le support de papier noir, contrastée dans les interstices de quelques ponctuations Outremer et ensoleillée d’un peu de jaune par endroit, ruisselle de lumière ; le rouge devient une forêt de magma sur laquelle se découpe le profil impassible du sujet coiffé d’un chignon d’abondance phosphorescent d’entrelacs ciselés comme un vitrail de feuilles, (y médite une divinité dans la nature ?) finalement voilés d’estompe et d’une nuée de sulfate.

D’autre part, la simplicité de la composition donne intemporalité à l’œuvre. Profil émergeant d’une fresque de Piero della Francesca ou d’une bande dessinée moderne ? La bulle soufflée, pastellée sans fusion, à même le fond noir, reluit comme un cristal de voyance ; descend du ciel profond en poisson cosmique.

Georges Rouault

Le chahut, 1905 – Aquarelle et pastel, 71 x 55 cm.
Musée d’Art moderne, Paris
(Image extraite de “Rouault” by Bernard Dorival, Flammarion 1992)
Le pastel apprécie d’être travaillé en techniques mixtes. Il bonifie d’autres techniques, que ce soit en rehauts ou en mixité. De plus, travaillés en mélange avec d’autres médiums, notamment aqueux, les pigments bénéficient d’une bonne adhérence au support.
« Le chahut » est une œuvre enlevée, dessinée dans une farandole d’eau et de poudre. En crête de vague, surgit la férocité de la danseuse en un tournoiement de lacis lancés à l’aquarelle et de dispersion de pastel bleu persan et mauve rougeâtre.

 

Du pastel vient pondérer cette envolée tantôt traversé d’aquarelle à la flaque, tantôt recouvrant par endroit des plages aquarellées, de rehauts nerveux. Les deux médiums se boivent l’un l’autre, jusqu’à brouiller les pistes, sauf quand le pastel est essaimé en transparence sur des réserves blanches du papier.

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