« Corps et Ombres » Caravage et le caravagisme européen (3)

Michelangelo Merisi dit Le Caravage, 1571-1610
Observation de deux peintures :
La Flagellation du Christ
Ecce Homo



L’exposition Corps et ombres présentée au musée Fabre de Montpellier du 23 juin au 14 octobre 2012, fut un évènement exceptionnel par le nombre de chefs-d’oeuvre réunis, assorti de l’exploit d’avoir réussi à déplacer des peintures aussi prestigieuses que neuf Caravage, sept Georges de La Tour et une soixantaine d’oeuvres caravagesques illustres. Faisant suite aux  posts « Corps et ombres » Caravage et le caravagisme européen 1 et 2, voici l’approche de deux peintures que Le Caravage a réalisées dans sa maturité, quatre ans avant sa mort précoce en 1610.


Dans une salle du musée Fabre dont l’ampleur fait songer à une nef de cathédrale, des tableaux de grand format, sombres dans l’ensemble, exécutés par nombre d’artistes caravagesques, s’exposent au coude à coude. La majorité des peintures ont pour thème des scènes bibliques de décapitation. C’est impressionnant mais au bout d’un moment, prend l’envie de déserter la salle des supplices tant l’affluence des visiteurs alliée à la densité morbide des oeuvres accumulées deviennent éprouvantes !

C’est alors, qu’au sortir du tunnel, on a l’éblouissement ! Surgissant d’un tableau, un buste masculin à la troublante beauté athlétique plus vraie que nature s’affiche. Tout simplement on se retrouve face à l’intensité de la peinture du Caravage « La Flagellation du Christ » (1606-1607) ! 

Le Caravage, 1571-1610. La Flagellation du Christ. Vers 1606. Huile sur toile. 134  x 175,5 cm. Musée des Beaux-Arts de Rouen (seul musée en France avec le Louvre à posséder un Caravage)

Les bustes mis à nu de Christ flagellé sont légion dans l’art de notre culture occidentale mais aucun jusqu’ici ne montre le Christ tel que Le Caravage l’exulte dans un style naturaliste tendrement ombré, mettant en valeur son humanité et la proximité vivante de la sensualité de la chair. Le Christ ploie en figure de proue éclairant le monde, sous les brutalités sans conviction de deux tortionnaires – modèles issus du peuple que Le Caravage fait poser sous différents attributs dans ses peintures ; victimes dans la vie tout comme lui, le peintre a de la compassion envers eux – La colonne est tailladée sous les coups de fouet, mais le corps presque nu du Christ porte peu de traces de sévices. A la fois bien réel et surnaturel, il est déjà dans la transfiguration. La puissance de sa présence est au-dessus des contingences, visage exténué mais regard plongé dans un au-delà. Composition mouvante comme les vagues, la scène prend la dimension d’un pont de navire avec la cheminée, les exécutants et l’inconnu de la mer dont le Christ scrute l’horizon…


Oeuvre toute de concision, recueillie, qui ouvre à l’imaginaire du regardeur ; aucun artifice de maniérisme religieux ou baroque de l’époque, juste 3 personnages, 3 lames de fond enchaînées à une nuit de cachot éclairée partiellement par la lumière d’un soupirail venue sculpter visages et corps et graver des zébrures de fouet sur la colonne. On pense que Le Caravage peignait dans des ateliers sombres faiblement éclairés d’une lucarne ou à la bougie. Mais de cette insuffisance d’éclairage il en fait la puissance d’un jet de lumière qui s’abat sur la vulnérabilité des chairs notamment. Gamme de couleurs très restreinte. Tonalités de bure, la pourpre du manteau gisant au sol, symbolique de roi déchu, du sang qui va se répandre ; la blancheur du pagne de pureté, préfiguration du linceul…

Et une dynamique qui relie les personnages dans la même galère, comme pris au lasso d’un oeil dessiné en haut par la courbe des trois regards, en bas par l’arrondi du pagne et le bras éclairé du bourreau. Au milieu de cet ovale, un grand trou noir de mystère nous interroge. La colonne calligraphie les blessures. Scène pleine de retenue et de spiritualité ! De la tête du Christ, aux mains du bourreau, et en remontant à droite jusqu’à la main tenant le fouet, s’inscrivent les lignes abstraites d’une envolée ! Toutes choses de l’inconscient qui échappent à l’artiste et nourrissent l’imagination, tel le buste chatoyant ouvrant à d’autres dimensions : métaphore d’une tête de cheval ! Centaure, fougue du cheval pour galoper puisque la vie de l’artiste est placée sous le signe de l’échappée à la justice à perpétuité…

La biographie du Caravage est mal connue. Le peintre, à l’enfance misérable, est violent et belliqueux. Il sera poursuivi toute sa vie par les autorités pour ses moeurs et l’assassinat d’un adversaire au cours d’un duel vers 1606. C’est aux alentours de cette date qu’il peint les 2 oeuvres présentées ici. Si elles sont postérieures au meurtre il pourrait y avoir auto-projection de l’artiste dans l’oeuvre, se représentant aussi bien tortionnaire que victime en une sorte de rédemption. Quoi qu’il en soit de la chronologie des évènements de sa vie, Le Caravage était suffisamment intuitif pour présager de son avenir. Oeuvre testamentaire au terme de sa courte vie ?


Exemples de « Flagellations du Christ » célèbres
Piero della Francesca
Lucas Granach
Giotto
Le Guerchin (Ecole du Caravage)
Mantegna

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Ecce Homo est une oeuvre peinte approximativement la même année que « La Flagellation du Christ » et il semblerait qu’on y retrouve les mêmes personnages qui posent en modèle vivant.  « Ecce Homo » – Voici l’homme – est la présentation à la foule par Ponce Pilate du Christ condamné à la crucifixion. Le Caravage affectionne les scènes de sacrifice, ces thèmes qui lui permettent d’explorer la charge érotique de corps masculins dénudés.

Le Caravage, 1571-1610. Ecce Homo 1605 – 1606. Huile sur toile. 128 × 103 cm.
Palazzo Bianco, Gênes.La reproduction de l’eoeuvre est incomplète. 
il manque une marge au bas du tableau. La main droite n’est pas coupée !

L’homme jeune figure le tortionnaire tenant à la main le fouet plié. L’homme âgé, vêtu d’un costume de notable de l’époque contemporaine du Caravage, est Ponce Pilate. On dit que le portrait de cet homme serait l’autoportrait du Caravage. 

La scène s’inscrit dans un format presque carré, clos d’obscurité mettant en valeur la vague de lumière orientée sur le Christ. Les personnages y sont alignés de façon littérale comme s’ils posaient avec lenteur pour une photo d’identification en gros plan. 

La posture prostrée du Christ indique qu’il a renoncé à lutter. Son visage résigné, pensif, sombre dans la tristesse, les paupières baissées lourdes de sens accusent la maltraitance. Son buste irradie la lumière crue et caressante à la fois, mise en valeur par les contrastes du fond noir ainsi que de la masse noir profond du costume de Ponce Pilate. Les victimes chez Le Caravage semblent prendre toute la lumière comme une irradiation avant la mort. Le buste est épargné de toute trace de meurtrissures. En revanche les mains paraissent ankylosées. Le vaste pagne fait écho au linceul qui enveloppera le corps du Christ mort.

Jeux de mains le long de la diagonale du carré…

L’armature de la scène pourrait être la guirlande des mains qui jouent leur partition sur la diagonale reliant l’angle gauche à l’angle droit de l’oeuvre. Symbolique de toutes les mains qui ont pu torturer le Christ et qui s’acharneront à le tourmenter sur la croix ? Jeu de mains, jeu de criminel et victime ? Les mains du peintre sous différents aspects ?

Ponce Pilate parle avec les mains. C’est par le geste explicite de ses mains vides, il ne peut plus rien pour le Christ, qu’il présente le condamné à la foule et aux spectateurs.

Les mains du Christ sont comme paralysées, et les poignets, attachés en croix. Pressentiment de la crucifixion ? Projection d’une automutilation de l’artiste pour expier son crime ?  

Les mains du tortionnaire, adoucies par l’ombre, ôtent délicatement le manteau qui couvre les épaules du Christ pour exhiber le buste. Le manteau tendu pourrait préfigurer la planche de la croix. Par ailleurs, toutes ces mains suivent le cours du sceptre de roseau, symbole des naufrages du Christ.

Jeux de couvre-chefs en arc de cercle…

Si les mains parlent, les couvre-chefs aussi. On a là, trois représentations de la loi des hommes. Ponce Pilate, magistrat caparaçonné, manteau, chapeau et barbe fleurie, mène le monde. Mais ses yeux sont creusés de remords. Il ne semble pas être très à l’aise dans son rôle d’arbitre. Son chapeau sans ornement fait dans la simplicité mais se moque perfidement en douce.

Le tortionnaire qui croit lui aussi en l’innocence du Christ, contient sa douleur. Sur son serre-tête de chiffon une plume a été ironiquement dressée. Pauvre et digne, il chuchote des paroles d’apaisement au Christ, lequel semble attentif à ses propos. Deux hommes, complices contre l’injustice.

Le Christ ou représentant de Dieu, martyre couronné d’épines, la suprême moquerie, se retrouve dans le plus grand dénuement mais en même temps en pleine lumière, celle qui échappe par le surnaturel au pouvoir des hommes.

Le Caravage peint vite, à l’instinct. Au cours du travail il change d’idées, rectifie. Par exemple on peut repérer des repentirs au-dessus de la tête du Christ, dans une ligne en pointillé sous son avant-bras droit, et voir apparaître des amorces de doigt supplémentaire sur la main gauche de Ponce Pilate ! Les modifications sont souvent des suppléments d’âme à la perfection d’une oeuvre car on y ressent la turbulence de la faillibilité humaine !

Les spécificités de la peinture du Caravage : clair-obscur dont lutte entre ténèbres et lumière, naturalisme, décor minimal, sensualité, violence des sujets, compositions savantes inspire de nombreux artistes de son époque. Certains pousseront le clair-obscur jusqu’au « ténébrisme », d’autres au « luminisme ».

Mais ce ne sont pas les emprunts d’ordre technique uniquement qui ont fait les grandes oeuvres caravagesques – les emprunts de cet ordre sont, comme les gammes en musique, une nécessité fondamentale de tous les arts et chaque artiste naturellement les passe au filtre de sa personnalité indivisible – c’est la puissance et l’humanité des oeuvres du Caravage qui porte, leur souffle qui insuffle.

Qu’y a-t-il de commun entre un Caravage et un Georges de La tour, peintre caravagiste ? Dans le prochain post nous essaierons d’observer la peinture de Georges de La Tour

Une petite merveille ces vitraux Ecce Homo, vie du Christ !









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