Archives mensuelles : novembre 2007

Degas et le papier-calque (4)


– Fixation du pastel sur papier-calque
– Montage du pastel sur papier-calque

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Fixation du pastel sur papier-calque

Depuis l’existence du pastel, y compris son âge d’or au 18° siècle, les pastellistes s’évertuent à rechercher un fixatif idéal. Degas se jettera à l’eau, ce qui est le cas de le dire, puisqu’il fera des expériences de fixation en travaillant le pastel humecté à la brosse ou en aspergeant par endroit l’œuvre au pastel d’eau bouillante ! Mais l’eau n’a jamais vraiment fixé le pastel !

Les expérimentations pour une bonne adhérence du pastel au support, Degas les multipliera. Par exemple pour faire pénétrer la couleur dans le support, il n’hésite pas à l’occasion à rainurer chaque couche de pastel pour que la poudre irradie dans les interstices. Il va même jusqu’à brûler la surface du pastel pour mieux la lier à la couche inférieure. Les brûlures parviennent à faire de beaux effets sur les couleurs de certains pastels mais en revanche froissent le support et y font facilement des trous.

Refusant d’employer des adhésifs du commerce, Degas confectionne ses propres fixatifs. Il utilise notamment un fixatif à base de caséine qui semble assez efficace (la caséine du lait est utilisée comme liant de peinture) ou un autre à base de colle de poisson. (colle souple utilisée en marqueterie) Il fait aussi des mélanges, par exemple ajout de résine à la caséine. Mais le fixatif le plus satisfaisant est à base de résine. La composition de ce produit, qui lui est confiée par un ami, Luigi Chialiva, reste encore secrète de nos jours… Toute information à ce sujet est ici bienvenue !

Le fixatif est le matériau indispensable à l’alchimie des fusains et pastels sur calque, support lisse et de surcroît fragile. Degas utilise le fixatif de façon intermittente pour isoler les couches de pastel, superposées et juxtaposées, et ainsi prévenir le barbouillage inhérent aux mélange des couleurs.

De plus, une surface fixée lui est nécessaire pour retravailler par-dessus une œuvre ancienne, selon son habitude. Chaque couche fixée forme une surface rêche, propice à l’adhérence de la nouvelle couche de pastel.

Degas commence l’œuvre par un dessin au fusain qui servira de base au pastel. Le fusain sur calque est fixé pour stabiliser la poudre cendreuse. Un dessin au fusain non fixé se dégrade rapidement s’il est manipulé. En tant que matrice des pastels de Degas, le fusain est la charpente de l’œuvre et se doit d’être stable car on en retrouvera les lignes dans le pastel définitif et des traces dans la texture des ombres et des couleurs.

Par ailleurs, Degas fait usage du fixatif comme d’un médium, c’est à dire un liant pour obtenir des matières et des effets nouveaux.
Sous fixatif, les couches de pastel prennent une sorte de patine, comme si une vague de couleur liée par le liquide résineux du fixatif venait recouvrir une autre vague. Chaque fine pellicule de pigments fixés devient translucide comme l’ambre et, en superposition, laisse transparaître la mémoire de la couche inférieure, laissant deviner la vie sous-jacente.

Degas vernit l’avant dernière couche du dessin avec un fixatif puis termine par une couche de pastel non fixée pour conserver la fleur du pastel. Le poudroiement ultime adhère bien à la couche du dessous devenue un peu rugueuse sous l’effet de la fixation.

Des contrastes de matière sont obtenus avec le pastel non fixé conservant sa matité naturelle, et le pastel fixé d’un jet vif par endroit pour provoquer une zone brillante.
Le fixatif affine la couche de pastel, donne un lustre aux chatoyantes zébrures de pastel des couches superposées, elles-mêmes bénéficiant de la surface translucide du calque, tout ce processus rappelle probablement à Degas les glacis qu’il admire tant dans la peinture à l’huile.

Toutefois, les supports des œuvres aux multiples couches se sont flétris. Les effets conjugués de la colle utilisée au montage, et du fixatif ou des fixatifs de qualité différente, recouvrant la même œuvre au pastel, ont à la longue assombri les tonalités des pastels sur calque et altéré bien des couleurs, éclatantes à l’origine.

Mais si les pastels se sont assombris dans le temps, ils perpétuent en quelque sorte le tempérament angoissé de Degas ! Quant à la nature intrinsèque de l’art, n’est-elle pas de se dégrader, tout comme la vie ?

Montage du pastel sur papier-calque

L’œuvre sur calque, fusain rehaussé de pastel ou fusain complètement pastellé, est montée sur un support rigide. Le calque principal et les ajouts de papier-calque sont collés ensemble sur le support.

Un colleur professionnel assiste quelquefois Degas. L’opération est délicate et des bulles d’air peuvent rester coincées sous le calque.

Là aussi, tout comme pour le fixatif, il est difficile de préciser la qualité de la colle utilisée par Degas. Hypothèses : colles de poisson, de peau de lapin, colle à la caséine, résine ?

Pour compenser l’altération du calque à la lumière, le calque de l’époque ayant tendance à jaunir et à foncer, le pastel est d’abord collé sur papier blanc pour donner de l’éclat, lui-même fixé sur carton épais ou sur panneau.

Le montage sous adhésif est une façon non seulement d’aplanir et de consolider le calque mais aussi de faire bénéficier les pigments, humectés par l’encollage, d’un supplément de fixation.

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Degas et le papier-calque (3)

– Oeuvres en série sur papier-calque
– Ajouts de papier-calque

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Oeuvres en série sur papier-calque

Décalque, dessin et progressive intervention de la couleur au pastel, 5 à 6 œuvres, disposées sur des chevalets peuvent être ainsi traitées en séquence par Degas.

Répliques, variations inversées, travaux anciens retravaillés, une véritable dynamique s’installe, générant des suites de compositions d’inspiration identique.
Par exemple (voir les illustrations ci-dessous) un groupe de nus au fusain, servira de matrice à des séries de danseuses en tutus. Chaque œuvre étant renouvelée sous l’effet de tout un arc-en- ciel de couleurs, alliées à des modifications de forme et de format. A noter les grandes dimensions des formats dans l’ensemble.

Groupe de danseuses vers 1897-1901
Fusain sur papier-calque
77,2 x 63,2 cm
Little Rock, Arkansas Arts Center

Groupe de danseuses vers 1897-1901
Pastel sur papier-calque
73,5 x 61 cm
Basel, Galerie Beyeler

Danseuses en vert et jaune vers 1899-1904
98,8 x 71,5 cm
New York, Solomon R. Guggenheim Museum,
Thannhauser Collection

(Reproductions extraites du livre « Beyond Impressionism » de Richard Kendall, National Gallery Publications London, 1996)

Outre les enseignements que la dynamique des œuvres en série engendre, ce rythme de travail soutenu est devenu nécessaire à Degas pour gagner sa vie, d’où le grand nombre d’oeuvres sur un thème à succès, les danseuses, « mes articles » dit-t-il, ainsi que la femme nue à sa toilette. Le calque sera un auxiliaire précieux pour la propulsion de ses oeuvres.
Les pastels sur le thème des danseuses en particulier sont tellement retravaillés par décalque ou contre-épreuve (dessin inversé obtenu sous pression) que les personnages deviennent l’archétype de la vision de Degas et ne sont plus perpétués par des études d’après modèle vivant.

Ajouts de papier-calque

Degas n’étant jamais satisfait de son œuvre, il lui arrive fréquemment, outre de la retravailler au pastel, d’en varier le montage.
Par ailleurs, le relevé rituel de dessins de personnages provenant d’œuvres antérieures, l’incite à modifier le format pour créer de nouvelles compositions.

Il modifie la superficie d’une composition sur papier-calque en ajoutant des bandes de papier-calque aux formes et aux formats variés.

Nombre d’œuvres sont agrandies de la sorte par ajouts successifs. Certaines œuvres sont montées carrément façon patchwork !

En retour, certaines peuvent subir des réductions de format !

Les supports papier, reçoivent des manipulations similaires, le principe de Degas étant de partir d’une forme simple pour arriver par extension à de grandes compositions.

Le calque de par sa facilité d’emploi, son pouvoir de multiplication, sa présentation disponible en rouleau, favorisant les grands formats, stimulera la vision de Degas.

Voir ci-dessous « Petit déjeuner après le bain », un exemple d’agrandissement d’une œuvre au pastel sur calque.

Petit déjeuner après le bain, vers 1893-8
Pastel sur papier-calque
119,5 x 105,5 cm
Winterthur, Kunstmuseum

(Reproduction extraite du livre « Beyond Impressionism » de Richard Kendall, National Gallery Publications London, 1996).

Observations

La composition est une reprise du pastel « Le petit déjeuner à la sortie du bain » examiné au paragraphe Pastel sur papier-calque
Variante : le nu est assis.
Le format, de très grande dimension, est presque carré et monté à l’aide de bandes de papier-calque juxtaposées.

On pourrait répertorier dans cette œuvre une quinzaine d’ajouts de morceaux de papier-calque perceptibles à l’œil nu. Certains ajouts sont nettement visibles à la jointure quand le papier a travaillé. D’autres sont habilement masqués par le fusain ou la couleur du pastel.
Par ailleurs, plus on scrute l’œuvre, plus surgissent des ajouts insoupçonnés, comme par exemple un triangle dans le coin droit en bas !

Voici les ajouts discernables, déclinés de bas en haut :

– Une bande horizontale dont la largeur est comprise entre la base du tableau et l’assise du nu, se déroule comme une frise d’étoffes : un bout du drap de bain blanc étalé par terre, le bas de la robe de chambre et le bas du vêtement de la servante.

– Une autre bande, très large s’étale au-dessus, depuis l’assise du nu jusqu’en haut d’un meuble, ou peut-être d’un coussin, vert ? Cette portion de papier-calque est un assemblage de 6 à 7 morceaux de calque de largeurs variées. Le pastel du nu semble avoir été peint, puis découpé serré comme pour contenir dans un carré qui serait délimité par l’assise de la cuisse gauche et le coude saillant du bras droit : une vision de sculpteur ! Puis le pastel a été collé, possiblement sur un support de carton blanc. La tonalité du pastel situé dans la partie du calque comprise entre l’assise du nu et le poignet droit, paraît voilée, comme si le support était lui-même recouvert d’un morceau de calque vierge. Peut-être cet effet écran de buée est-il dû au traitement du nu : flou de l’estompage rehaussé d’une fine pluie de rayures arc-en-ciel, le tout fondu sous le jet du fixatif.

– On discerne une autre bande horizontale, comprise entre le haut du coussin et le sommet de la tête de la servante. Ici est représentée la tapisserie qui se termine sur la gauche par des ajouts hétéroclites, pastellés de repentirs. Enfin une bande moins large et non pastellée dans le haut de l’œuvre, prolonge la tapisserie pour libérer l’espace au-dessus de la servante, à moins qu’il n’y ait pas de calque collé sur cette partie et que ce que l’on voit corresponde au support de carton qui sert de base au montage des calques…

– Tous ces ajouts horizontaux semblent coupés verticalement dans le prolongement de la serviette blanche par une mosaïque de papier-calque, sur toute la hauteur du côté gauche de l’œuvre. Ces morceaux de calque irréguliers sont assemblés pour prolonger l’espace devant le nu. Mais l’écart n’étant pas jugé encore suffisant, Degas ajoutera une étroite lanière de calque tout au long du liseré gauche de l’oeuvre. D’autres lanières, parfois incrustées de lamelles de calque, vont également parachever les dimensions des bordures à droite et en bas de l’œuvre.

Il semblerait que le nu au pastel, de facture travaillée, brodé de fines hachures aux couleurs tendres, sur le canevas au fusain, soit une œuvre antérieure récupérée, et l’élément de base à partir duquel tout s’ordonne pour en agrandir le format et composer une œuvre nouvelle. A commencer par un étroit ajout de papier-calque pour arrondir le haut de la cuisse dont un morceau avait été sacrifié à la découpe ! Le bras gauche du nu ainsi que la chevelure paraîtraient avoir été ajoutés au nu initial, dont le calque est coupé au niveau du genou.

Le dessin du personnage de la servante est sommairement esquissé au fusain, rehaussé de rapides aplats de pastel jaune et blanc. Les dessins de la robe de chambre et de la tasse sont traités de façon un peu moins expéditive. Ces traitements contrastent cependant avec le raffinement du pastel du nu, si bien que la servante, et son bras surgissant de façon quelque peu mécanique, semblent appartenir à un autre monde pictural que celui du nu. Le pastel développe ici conjointement son pouvoir spécifique de technique et de dessin et de peinture…

En tant que lien entre pastel à grands traits et pastel travaillé, voici la masse drapée de la robe de chambre chamarrée présentée par la servante. Son aspect varie en fonction de la qualité des morceaux de calque sur lesquels elle est façonnée.

– Dans le bandeau du bas, le dessin vif aux arabesques rousses, apaisées de bleu, sur le fond du calque effleuré d’ocre jaune, conserve la luminosité d’une esquisse car il est exécuté sur du papier-calque intact. Il en sera de même pour les ajouts compris entre le haut de la tasse et le haut du coussin.

– Dans le large bandeau suivant, de l’assise du nu au poignet droit, l’aspect de la robe se trouble auprès du nu. Sous les motifs jaunes et roux du tissu, on y devine, en sous-couche, le pastel clair du prolongement du corps : la chute des reins, avec un faisceau de lignes arachnéennes rappelant les fines zébrures de la chair du nu. Sur ce substrat sont peints en technique humide, pour une bonne adhérence des pigments, les rehauts bleutés des motifs. Ces couches de pigments superposées et fixées entre elles, acquièrent la texture résineuse de l’ambre et les motifs pâles de l’étoffe surnagent comme des reflets sur l’eau profonde.
Un semis de pointillés à la gouache bleutée, essaie de masquer la main droite du nu, saturée de pastel. Mais ces détails attirent plutôt l’attention sur le côté bourbeux du pastel non abouti.

– Enfin, la robe se termine par un arrondi directement tracé au fusain sur le support du calque de la tapisserie. Degas y laisse jouer les clartés roses du fond de la tapisserie ainsi que les motifs bleutés tandis que les touches de vert bronze sont habilement mêlées aux traits du fusain, matériau qui exacerbe la beauté des pigments verts.

Cette volumineuse robe d’intérieur, symbolique de l’atelier vase-clos privilégié par Degas, coincée entre deux tentations féminines, prend soudain la forme d’une brave bête, (projection de Degas ?) peut-être un peu lasse de peindre le nu à perpétuité, toisant le spectateur de son oeil de cyclope, tendrement consolée sur la poitrine de la servante, et qui serait en train de humer le chocolat réconfortant ? Même si cette interprétation est un peu surréaliste, il est vrai que Degas n’hésitait pas à mettre de l’humour, parfois outrancier, dans certaines œuvres et que son inconscient aurait pu ici le trahir !

A suivre

Degas et le papier-calque : Introduction

(1)
Etudes préparatoires au fusain sur papier-calque
Contre-épreuve de dessin au fusain
(2)
Fusain, sur papier-calque, rehaussé de pastel
Pastel sur papier-calque
(3)
Oeuvres en série sur papier-calque
Ajouts de papier-calque
(4)
Fixation du pastel sur papier-calque
Montage du pastel sur papier-calque
(5)
Ultimes pastels sur papier-calque

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