Comment superposer les couches de pastel sans les fixer ? (2)

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Réponse aux questions de Leszeck (voir toutes les questions)

La créativité de l’artiste

Si en art, l’aspect technique (c’est-à-dire la façon de faire) peut être transmis, dans les limites de ses possibilités toutefois, reste surtout ce qui est insaisissable et pourtant essentiel, la vision de l’artiste, cette dynamique créative qui l’aide à sonder le matériau, et partant à s’exprimer.

C’est à la faveur de l’œuvre réalisée que l’on peut tenter d’analyser comment l’artiste est parvenu à apprivoiser la matière, jusqu’à la transgresser !
Les interprétations subjectives, suggérées par les œuvres, ont la capacité d’approcher un peu du mystère de la création.

Ci-dessous observation d’un pastel de Vuillard et d’un pastel de Riopelle. Ces œuvres ont-elles peut-être été fixées ? Que va nous révéler leur exploration ?

Observation d’un pastel de Vuillard


Edouard Vuillard
Place Vintimille. Vue de l’appartement de l’artiste vers 1915
Pastel 31 x 50 cm. Suisse. Collection privée. Photo du collectionneur.
Reproduction extraite du livre « Le pastel » de Geneviève Monnier, Edition Skira

Dans ce pastel primesautier de Vuillard, les superpositions sont bruissements de feuillage, cris d’oiseaux, mouvements de lumières… !

Sur un support de papier bis, dont le coloris d’origine paraît subsister à la base de l’oeuvre, sont essaimées des couches de pastel ténues, superposées, estompées, griffées de vives ponctuations noires de troncs, branches et personnages-branches !

D’alertes touches évocatrices déclinent le fond de la composition : apparences d’immeubles, valeurs bleutées, coin de ciel bleu, perspective ensoleillée…
Au premier plan, la place, mirage de lumière ocre jaune, auréolée d’impacts de pastel blanc comme neige, à reflets nacrés, engendrés par les sous-couches, est scandée de silhouettes d’arbres.

La substance de l’arrière-plan nourrit la bruissante frondaison de l’arbre central, au tronc hiératique. On devine, à travers le feuillage, les échos de la trame de fond sous une couche de pastel vert inégalement étalé, structuré de quelques touches musicales noires, dont une virevoltant sur un aplat lumineux de jaune venu effleurer le vert.
Ou bien encore, à la cime de l’arbre, le vert clairsemé de la frondaison laisserait-il remonter, au travers du feuillage, le grain de la trame du papier ?

L’arbre à gauche, du haut de son tronc de Christ en croix, semble surgir en lévitation d’une efflorescence floue, ocre jaune et vert estompés.

L’arbre à droite marche. Son faîte est devenu opaque comme velours d’avoir été frotté de pastel vert, puis saupoudré de pastel ocre jaune. La texture des deux superpositions dissimule, mais laisse déceler la charpente d’un lacis veineux sous-jacent.
Des branches noir hirondelle, émergées nues de la frondaison, prolongent la structure du tronc et des basses branches, tracées d’urgence au pastel noir, surlignant parfois le tracé de l’esquisse originelle.

Etant donné la spontanéité de la technique, la légèreté des aplats, les superpositions limitées à 3 couches de pastel, les éléments graphiques incisifs confortant les aplats hâtifs, la palette restreinte, (vert, ocre jaune, bleu, et noir et blanc) les pratiques qui accrochent la poudre au support comme fusion des couleurs ou estompage, une telle économie de moyens suppose une œuvre à l’assise solide ne nécessitant pas a priori la consolidation d’un fixatif.

Plongée dans la lumière fugace de la place comme vue du ciel sur les ailes d’un oiseau ! Peindre avec son saisissement … et le matériau s’adapte !

Observation d’un pastel de Riopelle


Jean-Paul Riopelle
Pastel
Sans titre, 1968. Collection privée. Photo galerie Maeght, Paris
Reproduction extraite du livre « Le pastel » de Geneviève Monnier, Edition Skira

Pour moi, une toile n’est jamais la reproduction d’une image. Ça commence toujours par une sensation vague, l’envie de peindre. Pas d’idée graphique. Le tableau commence où il veut… mais après, tout s’enchaîne. Ça c’est l’essentiel… Riopelle

Cette « sensation vague, l’envie de peindre » évoquée par Riopelle ne serait-elle pas la motivation universelle de l’expression artistique, soit le désir ? A partir de ce « vague » dans lequel on plonge comme dans les vagues, se déclenche l’action, à la fois, de survie et du bonheur indicible de voguer dans l’inconnu. Le matériau fait alors corps avec le nageur qui le travaille à l’instinct dans l’allégresse de l’effort !

« L’essentiel » Riopelle le pratique dans cette œuvre. Son envie de peindre va sécréter tout naturellement sa technique.
Ce pastel touffu, tissé d’un entrecroisement de lignes, donne à toucher la texture chaleureuse d’une tapisserie haute laine et surprend par le côté énigmatique de ses multiples tracés entrelacés. A partir d’un réseau de hachures rayonnantes, précisées sur aplats et frottis légers, s’enroulent, se déroulent, des lignes à main lâchée au pastel diversement ouaté.

L’accumulation contrastée de tracés nonchalants sur la géométrie en dents de scie des hachures, entraîne dans la dynamique d’un monde cinétique de vibrations ondulatoires interpellant des univers multiples : mystère de l’inconscient, circulation sanguine, eau et poissons, luxuriante végétation, pluie d’intempérie et, inscrit dans le fourmillement, comme l’autoportrait du peintre, gravé au trait en grand format, probablement à son insu…!

Vu l’enchevêtrement des lignes, il semblerait que l’oeuvre accumule les couches de pastel, alors que les superpositions sont pleines de soupiraux. Ce sont des ondulations de lignes qui font palpiter la matière et non des aplats.

Toutes ces lignes reposent sur un fond ensemencé de quelques touches de pastel légères faisant corps avec le support papier : un peu d’ocre jaune, des gris bleutés, des repentirs aussi ! Un minimum de matière, jusqu’à laisser entrevoir des plages du support non pastellées.

Une base texturée de la sorte garantit une bonne accroche au pastel à venir. Ainsi les vives hachures acérées imbriquées aux méandres indolents vont-elles bien mordre le papier, et s’éclater les deux graphismes, jouant à celui qui chevauchera l’autre…

Certaines lignes paraissent passées au pastel mouillé ou au pinceau imprégné de poudre de pastel, ce qui produit matière et manière renouvelées, tout en consolidant la fixation de la poudre au support.

En se rencontrant, ces stries s’animent au point de contact, se nourrissent de leur complémentarité. Une ligne jaune clair, en croisant des lignes de couleurs foncées se fait toute transparente au point de chevauchement, une foncée domine de son opacité des lignes claires tout en sertissant les plans lumineux qu’elles produisent, une rouge se perce de sang séché ou de rubis en fonction du croisement avec du sombre ou du jaune…

Et les endroits de repentirs où le pastel est saturé, où il dérape, comme un serpent blanc sur une ombre, ne font qu’ajouter au lyrisme de l’œuvre !

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« J’aurais bien à dire sur le pastel, mais je sais que la réussite d’une œuvre tient à autre chose qu’aux crayons ou au papier d’un artiste. Les recettes sont de bonnes indications pour les peintres, mais le travail matériel n’est qu’un aide secondaire »
(Vianelli, cité dans le journal de Rosalba Carrierra. Publication Alfred Sensier, 1865)
Extrait du livre « Le pastel » de Geneviève Monnier, Edition Skira

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